La santé mentale au travail est aujourd’hui davantage nommée. Elle fait l’objet d’une attention croissante, renforcée par sa désignation comme Grande cause nationale. Pourtant, dans les organisations, le sujet reste souvent difficile à aborder. Il demeure sensible, parfois évité, souvent renvoyé à des situations individuelles ou à des moments de crise.
Avant de chercher à agir, il est utile de clarifier de quoi l’on parle réellement. Car la difficulté à parler de santé mentale au travail tient moins à un manque de volonté qu’à une compréhension encore partielle de ses déterminants.
Cet article propose une lecture de la santé mentale au travail centrée sur le travail lui-même : son organisation, ses contraintes, ses ressources et les régulations qui s’y jouent au quotidien.

La santé mentale : dépasser une vision réductrice
La santé mentale est encore largement assimilée à l’absence de troubles ou de perturbations psychologiques. Dans cette représentation implicite, toute difficulté serait un dysfonctionnement à éliminer, toute épreuve un problème à résoudre.
Or, cette vision pose deux limites majeures.
D’une part, elle suppose qu’une vie professionnelle « normale » serait une vie sans tensions ni difficultés, ce qui est peu réaliste.
D’autre part, elle réduit la question de la santé mentale à des manifestations individuelles, en invisibilisant les conditions dans lesquelles le travail est réalisé.
Une autre approche consiste à considérer que la santé mentale ne se définit pas par l’absence d’épreuve, mais par la capacité à la traverser, grâce aux ressources disponibles.
Dès lors, la question centrale n’est plus seulement celle des personnes, mais celle des environnements de travail.
La santé mentale se construit à plusieurs niveaux
La santé mentale ne dépend jamais d’un seul facteur. Elle résulte de l’interaction entre plusieurs niveaux de déterminants.
Il existe d’abord des ressources individuelles : capacités d’adaptation, compétences émotionnelles, expériences passées, état de santé. Ces ressources jouent un rôle important, mais elles ne se développent pas hors contexte.
Viennent ensuite les déterminants relationnels et collectifs : qualité des relations de travail, fonctionnement des équipes, soutien social, reconnaissance, coopération entre métiers ou services.
Enfin, les déterminants organisationnels et systémiques sont déterminants : organisation du travail, répartition des rôles, marges de manœuvre, règles de métier, outils, moyens, priorités stratégiques, contexte économique et sociétal.
Autrement dit, la santé mentale se construit à l’intersection de l’individu, du collectif et de l’organisation. La réduire à une question personnelle revient à ignorer une part essentielle du problème.
Le travail réel au cœur des enjeux de santé mentale
Parler de santé mentale au travail revient, fondamentalement, à parler du travail réel.
C’est-à-dire du travail tel qu’il se fait concrètement, au-delà des procédures et des prescriptions.
Le travail s’exerce en permanence dans des tensions :
- entre les contraintes et les ressources disponibles,
- entre les objectifs quantitatifs et qualitatifs,
- entre différents critères de qualité du travail,
- entre les niveaux macro et micro de l’organisation,
- entre spécialisation des métiers et nécessité de coordination.
Ces tensions nécessitent des régulations constantes.
Lorsque ces régulations sont possibles, le travail peut être réalisé dans des conditions soutenables.
Lorsqu’elles se dégradent ou disparaissent, les salariés sont contraints de compenser, d’ajuster seuls, de « tenir » malgré tout.
C’est dans ces déséquilibres durables entre contraintes et ressources que se fragilise la santé mentale — bien avant l’apparition de troubles visibles.
Troubles et risques psychosociaux : ne pas confondre causes et conséquences
Les risques psychosociaux sont souvent identifiés à travers leurs manifestations : fatigue, tensions relationnelles, désengagement, épuisement, burnout.
Ces manifestations sont importantes à repérer, mais elles ne constituent pas les causes du problème.
Les troubles sont des conséquences.
Les causes résident le plus souvent dans des facteurs organisationnels durables : intensité du travail, exigences émotionnelles, manque d’autonomie, conflits de valeurs, dégradation des relations, insécurité.
Se focaliser uniquement sur les troubles conduit à intervenir trop tard et à individualiser des situations qui relèvent en réalité du fonctionnement du travail.
Comprendre les déterminants permet au contraire de remonter aux causes et de redonner des leviers d’action aux organisations.
Prévenir, c’est d’abord mettre le travail en discussion
Une prévention efficace en matière de santé mentale repose sur un principe simple : discuter du travail.
Discuter du travail réel suppose :
- de créer des espaces dédiés,
- de se centrer sur l’activité concrète,
- d’interdire toute forme de psychologisation des difficultés,
- de reconnaître la légitimité de celles et ceux qui réalisent le travail à en parler,
- d’impliquer managers et salariés dans une parole partagée.
Il ne s’agit pas de chercher des responsables, ni de convaincre, mais de construire collectivement une compréhension du problème de travail et d’explorer des régulations possibles.
Cette mise en discussion du travail est un levier majeur de prévention, car elle permet de traiter les déséquilibres avant qu’ils ne se traduisent par des atteintes à la santé.
Sensibiliser pour ouvrir le dialogue
Parler de santé mentale au travail reste difficile tant que le sujet est perçu comme médical, intime ou risqué.
Lorsqu’il est abordé par le prisme du travail, de son organisation et de ses régulations, le dialogue devient plus accessible.
Sensibiliser ne signifie pas diagnostiquer ni se substituer aux professionnels de santé.
Cela consiste à :
- partager des cadres de compréhension,
- clarifier les rôles et les responsabilités,
- légitimer la parole sur le travail,
- sortir d’une approche culpabilisante ou individualisante.
Dans un contexte où la santé mentale est reconnue comme un enjeu collectif majeur, cette étape de compréhension est un préalable indispensable.
Changer de regard pour agir autrement
La santé mentale au travail ne se joue pas uniquement dans les individus.
Elle se construit dans les conditions de travail, les collectifs, les choix organisationnels et les régulations quotidiennes.
Sortir du tabou suppose d’accepter ce déplacement du regard :
parler moins des personnes, et davantage du travail ;
moins des fragilités individuelles, et davantage des équilibres collectifs.
Peut-être que le premier acte de prévention n’est pas encore l’action, mais la capacité à regarder le travail tel qu’il se vit réellement, et à en faire un objet de dialogue.



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